Je me réveillai seule dans mon grand lit et c'était assez rare pour être noté. En général, Michael me réveillait s'il devait partir tôt. Ou, s'il me laissait dormir, c'est qu'une partie de la meute prenait sa place. Combien de matin avais-je passé à m'éveiller au son du ronflement doux du loup de Van, parce qu'un antérieur lupin s'enfonçait dans mes reins ou parce que Marli engueulait un de ses clients dans son sommeil... ? Je ne les comptais plus. C'était mon quotidien, je l'avais accepté depuis un petit moment, maintenant.
Alors, ce silence, dans la pénombre de ma chambre, me semblait un peu trop étrange.
Tâtonnant à l'aveuglette, je cherchais la chaleur du corps de mon compagnon, sans succès. Les draps de son côté étaient froids. Il avait quitté notre lit depuis un bon moment.
Me redressant avec difficulté, je m'adossai à la tête de lit et clignais plusieurs fois des paupières. Les images de la veille me revenaient en mémoire et j'essayais de ne pas me laisser happer par les sentiments négatifs que ça pouvait générer chez moi.
Aucune lueur ne passait par les fentes du volet électrique. Il faisait encore nuit.
Je m'étirais avec précaution, en profitant pour faire l'état des lieux de mon corps. J'étais percluse de petites douleurs que je n'avais pas vraiment envie d'analyser avant de me regarder dans un miroir.
Mais ça allait devoir attendre.
Je me levai et cherchai rapidement de quoi me chausser en passant mon pied nu sous le lit. Le pic électrique de souffrance qui éperonna ma hanche me fit pousser un cri et me dissuada de poursuivre mes recherches.
Tant pis ! Je descendis au rez-de-chaussée pieds nus.
Le soulagement d'être arrivée au salon toute seule ne fut que de courte durée. Il n'y avait pas un chat… Et pas plus de lycans.
Avec un soupir déchirant, j'entrouvris la porte qui menait au sous-sol et les bruits qui en émanèrent, confirmèrent mes craintes. La meute était réunie dans la grande pièce qui faisait office de salle de réunion. Et ça… Ça voulait dire encore plus de marches à descendre. Ravalant mon grognement, j'entrepris la descente avec résignation.
Des voix s'élevaient jusqu'à moi et, si je ne comprenais pas tout puisque tout le monde parlait un peu en même temps, je sentis sans difficulté que le sujet provoquait l'inquiétude chez mes loups.
- … tendu dire que c'étaient pas les premiers…
- … d'autres cas à Medford…
- … et à Eugène…
- Un truc dans l'air ?
- Ouais c'est ça, un truc dans l'air qui transforme les lycans en ulfarks, et pourquoi pas de la poussière de fée aussi ?
- Ferme-là ! Au moins, je propose des trucs !
- Tu racontes des conneries surtout.
- Qui raconte des conneries, connard ? Viens me dire ça en face !
- Mais bordel, je suis juste en face de toi, là. À qui tu parles, espèce de crétin ?
D'accoooord... Donc la discussion était plutôt tendue. C'était souvent le cas avec les loups. Quand on peut tout résoudre ou presque en défonçant tout sur son passage, on a tendance à devenir nerveux quand il n'y a rien à casser.
J'arrivai enfin au bas de l'escalier et poussai la porte qui donnait sur la grande salle.
Michael était assis sur son trône d'alpha, face à tous ses loups, pour la plupart en tailleur par terre. Bon, ce n'était pas vraiment un trône avec des dorures et tout ce qu'on s'attendait à y trouver, mais un chouette fauteuil club en cuir noir. C'était simplement une formalité, permettant à la meute de s'asseoir un cran en dessous de sa position... Un truc de hiérarchie comme les lycans les aimaient tant.
Je l'avais taquiné plus d'une fois, lui promettant de lui trouver une réplique du trône au mille épées d'acier valyrien. Mais selon lui, le loup géant règne sur le nord et le trône de fer convient mieux aux dragons.
J'aimais bien encourager son petit côté geek. Même si j'aimais de tout mon cœur le Michael Alpha, j'aimais aussi entretenir toutes ses petites lubies très humaines.
Mais pour l'heure, mon compagnon se tenait dans son fauteuil comme s'il avait souhaité être n'importe où sauf ici.
La tête reposant contre son poing, il assistait aux invectives de ses loups en silence, attendant visiblement que les choses se calment d'elles-mêmes… Ou au contraire, qu'elles s'enveniment une bonne fois pour toute.
Il se redressa dès qu'il me vit apparaître et son air mécontent m'apprit qu'il aurait préféré que je reste au lit. C'est ça, compte là-dessus.
Je le rejoignis en slalomant entre les lycans assis par terre, passant mes doigts brièvement dans la chevelure du loup qui venait d'élever la voix, juste avant mon arrivée. Le contact rassurant d'un de ses alphas l'aida apparemment à se détendre.
Je m'assis sur l'un des accoudoirs du fauteuil de Michael et lui souris innocemment.
Mon compagnon ouvrit la bouche pour, semblait-il, protester. Finalement, après un soupir vaincu, il posa sa grande main sur ma cuisse et reporta son attention sur la meute.
J'étais assez fière de moi. Il commençait enfin à comprendre que je prenais mes propres décisions.
- Comme je le disais donc avant cette interruption, Frasier est mort cette nuit après être devenu ulfark. Il a attaqué Julian qui est en train de se remettre de ses blessures. Tad se repose aussi. Dans l'ensemble, on s'en sort plutôt bien. Mais on a eu de la chance, je ne vous le cache pas. Lucy a été blessée et je ne sais pas ce qu'il serait arrivé sans l'intervention de Carson.
Un léger murmure s’éleva de la salle. Visiblement, tout le monde se demandait ce que l'alpha de Crater Lake venait faire dans cette histoire. Et certains s'étonnaient même qu'il se soit interposé entre l'ulfark et moi.
Pauvre Carson. sa réputation n'était pas très bonne de son vivant. Il méritait mieux que ça.
- Il m'a sauvé la vie. Clamai-je haut et fort. Et il y a laissé la sienne…
Le volume sonore de la salle s’amplifia d'un seul coup, comme si j'avais lâché une bombe. Je me tournai à nouveau vers Michael qui me regardait comme si c'était effectivement ce que je venais de faire.
Oups…
- Tu ne leur avais pas encore dit, c'est ça… ? Demandai-je à voix basse.
- Non, en effet.
Je grimaçai et passai les dix minutes suivantes à tenter de calmer nos loups assez longtemps pour expliquer la situation au mieux.
Quand le silence revint enfin et que les circonstances de la mort de Carson, ainsi que de celle de l'ulfark, furent expliquées, Michael put reprendre la parole.
- Pour l'instant, nous ne connaissons pas la cause de ces transformations. Alors, essayons de ne pas envisager d'hypothèses sans fondement. Dit-il, en fixant le loup qui avait parlé d'un truc dans l'air. Les autres alphas et moi-même allons trouver la raison de ce problème. Mais pour l'heure, nous allons faire preuve de prudence avec ce que l'on sait.
L'ambiance électrique persista même après que Michael eût annoncé des mesures de sécurité. Il faut dire qu'ignorant à quoi nous avions vraiment affaire, il était délicat d'apporter une réelle solution au problème. Mon compagnon décida, pour l'heure, qu'aucun lycan ne devait rester seul. Nous accueillerions ceux qui souhaitaient rester auprès de nous. Quant aux autres, ils devraient trouver un moyen d'être toujours accompagnés par au moins un autre loup.
Des binômes ne tardèrent pas à se former. Au delà de la nécessité d'obéir à un ordre de l'alpha, les loups étaient efficaces lorsqu'il s'agissait de travailler en équipe.
- Ma Jenny ne va pas apprécier… Gémit Riley à l'intention de son tout nouveau partenaire.
- Ta femme sait très bien dans quoi elle a mis les pieds en t'épousant. Le rassurai-je.
Le loup me contempla d'un air dubitatif.
- Tu accepterais, toi, que Michael ramène un autre loup vivre avec vous, pour une durée indéterminée ?
Je levai un sourcil, incrédule.
- Enfin… Je veux dire à part Julian… Et euh… Nous… Tous… ? Ouais, bon, ok je me tais, ça va le faire.
- Même si elle est humaine, Jenny sait que les petits sacrifices que l'on doit faire de temps en temps pour être avec le loup que l'on aime, en valent la peine. Lui répondis-je, tout en souriant à mon compagnon.
Un éclair d'amusement passa dans ses prunelles.
- Une vraie martyre… Laissa-t-il échapper.
Je haussai les épaules en voulant avoir l'air indulgente mais toutes les zones douloureuses de mon corps s’éveillèrent en même temps et je grimaçai.
Une martyre… oui, c'était une bonne définition.
Je n'avais pas vu Van lors du rassemblement dans le sous-sol. Mais j'avais une idée assez précise de l'endroit où j'allais le trouver.
Michael m'aida à remonter jusqu'à notre chambre, mais au lieu d'y pénétrer, je poursuivis mon chemin jusqu'au bout du couloir. J'allais frapper à la porte de la chambre de Julian quand un mouvement attira mon attention à la périphérie de mon regard.
Assis par terre et adossé au mur, Van me fit sursauter quand je réalisai qu'il était caché dans les ténèbres.
- Il s'est endormi. M'avertit-il en parlant tout bas.
Je m'approchai doucement et tentai de m'accroupir face à lui. Mes muscles douloureux protestèrent et je décidai finalement de me laisser tomber sur les fesses, sans aucune grâce.
- Comment va-t-il ?
Van haussa les épaules en soupirant.
- Il dit qu'il a une commotion cérébrale.
- Hum… Grommelai-je. S'il arrive encore à dire de telles bêtises, c'est qu'il ne va pas si mal. Et puis… Tu es là pour le protéger. C'est bien ce que tu fais, n'est-ce pas ? Mais tu sais que Farkas est mort. Personne ne viendra l’embêter pendant qu'il se remet.
Van haussa les épaules une fois de plus.
Il fallait qu'il arrête ce mode de communication quasi mutique, ou du moins qu'il attende que je puisse en faire autant.
- Les vieilles habitudes ont la vie dure. Il est toujours sous ma protection.
Michael s'assit, à son tour, aux côtés de son lieutenant.
- Tu lui as parlé ? Lui demanda-t-il. Il t'a dit comment il a trouvé l'ulfark au garage ?
Van soupira en collant sa main sur son front.
- Il a une théorie qui mérite d'être écoutée en tout cas.
- Et toi, tu en penses quoi ? Demandai-je à mon tour.
- Franchement, je crois qu'il tient quelque chose… Mais s'il vise juste, ça va soulever un paquet d'autres questions.
Les minutes suivantes, Van s'employa à nous expliquer les hypothèses de Julian. Nous prîmes le temps de l'écouter sans l’interrompre.
Il y avait du bon sens dans chacune de ces théories. Et ce n'était pas une bonne nouvelle.
Si on mettait de côté la précipitation avec laquelle on avait réagi à cette alerte — et je serais foutrement mal placée pour parler — Il restait néanmoins un problème.
Lawrence nous avait mené sur une mauvaise piste.
Restait à savoir si ç’avait été intentionnel ou non. Quoi qu'il en soit, il allait falloir que nous ayons une très sérieuse discussion avec lui.
Mon compagnon resta silencieux bien plus longtemps que je ne m'y attendais avant de relâcher un long souffle fatigué.
- Un alpha est mort et on se retrouve avec toute une meute orpheline. Murmura-t-il. Si Lawrence est impliqué, que ce soit en nous cachant la localisation réelle de l'ulfark ou même, pourquoi pas, dans l'apparition de ces ulfarks, il va avoir des comptes à rendre. Et je ne suis pas sûr qu'on puisse se permettre de perdre deux alphas dans la région en si peu de temps.
- Ça ne sert à rien de faire des suppositions, tant qu'on n'a pas eu sa version. Mais dans tous les cas, il faudra tenir compte des conclusions de Julian lorsqu'on l'interrogera et peut-être même le faire participer à la discussion.
Michael se tourna vers Van avec perplexité.
- Lawrence sera moins enclin à nous livrer tous les détails si on est trop nombreux.
- Avec tout le respect que je te dois, Boss, on sait que Jul est l'un des dominants de cette meute. Rien que ça, ça devrait lui assurer une place à cette réunion. En plus de ça, son rôle dans toute cette histoire est prépondérant. Et puis… Je crois que ça renforcerait son attachement à la meute…
- Pourquoi aurait-il besoin de renforcer son attachement à la meute, demandai-je en soulevant un sourcil perplexe.
- Disons, qu'au delà de l'attachement, il a surtout besoin de constater qu'on a confiance en lui, en sa version. Il est parti seul à la recherche de l'Ulfark parce qu'il pensait que nous n'allions pas l'écouter ni le croire. Grimaça-t-il.
Je savais ce qu'il faisait. Il prenait sur lui la culpabilité qui nous revenait à tous. Nous aurions dû nous rendre compte des craintes de l'un des nôtres.
Michael appuya sa tête contre le mur derrière lui et ferma les yeux en poussant un long soupir.
- Mais tu lui as dit qu'il se trompait, n'est-ce pas ? M'assurai-je auprès de Van, même si je doutais peu de la réponse.
- Bien sûr que oui, Lucy. Il m'a cru, je pense. Mais si une preuve de confiance venait de son alpha... S'il l'invitait à participer à une discussion importante… Enfin, tu vois, ça aurait plus d'impact.
Je cognais mon épaule contre la sienne en souriant.
- Tu fais un bon lieutenant quand tu veux… Ou alors, c'est parce que c'est Jul… ?
Il me regarda d'un air outré.
- Je ne sais même pas comment tu fais pour me traiter d'incompétence et de favoritisme dans une seule et même phrase, tout en la faisant passer pour un compliment.
Je grimaçai. Ça n'avait pas été mon intention.
- La vie d'un lycan est rarement de tout repos, intervint Michael. Mais pour la plupart d'entre nous, les épreuves arrivent à partir de notre transformation. Le cas de Julian est plus compliqué. Il en a bavé bien avant de devenir loup. Et c'est aussi ton cas, Van. Et tu as, toi aussi, éprouvé des difficultés à établir une confiance mutuelle avec la meute, au début. Je crois que Julian et toi vous ressemblez plus que tu ne l'imagines. Si tu penses qu'il a besoin d'un signe de ma part pour se sentir ici à sa place, alors je vais t'écouter et lui accorder ça.
Je tendis la main par dessus les jambes de Van et agrippai celle de mon compagnon. Son côté « alpha raisonnable » me faisait craquer.
Van attrapa mon poignet entre son pouce et son index d'un air dégoûté et reposa ma main sur ma jambe.
- Beurk ! Ok, trop de sentimentalisme pour moi ! Faites vous des papouilles, mais pas quand je suis entre vous deux, merci.
Je ris et le regrettai aussitôt quand un pic de douleur me rappela ma pauvre condition.
- Tu as l'air de beaucoup souffrir. Constata mon ami en redevenant sérieux.
- Je suis une boule de douleur, que dis-je, je suis l'incarnation de la douleur. Non en fait, quand on regarde à « douleur » dans l'encyclopédie, on trouve ma photo.
- Et pourtant, elle trouve toujours quelque chose de mieux à faire que de se reposer. Ajouta Michael.
- Les guérisseurs font les pires malades, reconnus-je.
- Tu devrais peut-être voir un médecin, hasarda Van. Tu as bien un ami qui bosse à l’hôpital, non ?
Michael pencha légèrement la tête pour m'observer et une longue mèche de cheveux noirs glissa sur son front.
- Je n'irai pas voir Ray, répondis-je au lieutenant. Mais en réalité, ma réponse était plutôt destinée à rassurer mon compagnon.
Je n'avais plus vu ni contacté Ray depuis cette fameuse soirée d'inauguration à l’hôpital. Ça remontait à des mois et je n'étais jamais restée si longtemps sans lui parler depuis que je le connaissais. Il me manquait, bien sûr. Nous avions été ami durant de nombreuses années, après tout. Du moins, c'était ce que je pensais. J'avais finalement découvert que ses sentiments pour moi n'était pas de la même intensité que les miens. Si je l'aimais comme un ami très cher, lui m'aimait de manière un peu plus romantique. Et il était évident que je ne pouvais pas lui rendre la pareille. Ajoutez à cela que, la dernière fois que nous nous étions vus, j'étais repartie de la soirée à laquelle je l'accompagnais, avec Michael et que ça avait été le début de notre couple officiel.
Bref, je n'avais pas encore assez mal pour mettre de côté ma lâcheté.
Ne souhaitant pas m'attarder sur le sujet, je pris appui sur l'épaule de Van et me relevai péniblement.
Le pic de douleur me fit presque gémir à voix haute. Heureusement, je me contentai de crier dans ma tête.
Finalement, j'allais peut-être devoir faire preuve de courage.